Loin de chez moi… mais jusqu’où ?

Pinar Selek, écrivaine et « sociologue de combat »[1] de nationalité turque, est une féministe et une pacifiste engagée, au péril de sa liberté si ce n’est de sa vie : « Pendant mes années universitaires, […] j’ai essayé de créer mon propre chemin en questionnant les rapports entre le savoir et le pouvoir, la manière dont la science est instrumentalisée, les comportements et le langage. Bref, en abordant tout ce qui était trop sacré pour être questionné publiquement. »[2]

Travaillant sur la marginalisation et l’exclusion sociale à Istanbul, en 1995, elle crée pour tous les excluEs, pour les sans domicile fixe du quartier central de Beyoğlu, pour les enfants, « exploités, manipulés, drogués » [3], pour les Gitanes, les travestiEs, les transexuelLEs, les prostituéEs et les étudiantEs, un atelier d’art, « l’atelier des artistes de rue ». Elle crée aussi un théâtre de rue, publie en 2001 sa thèse sur l’exclusion des transexuelLEs, organise, en 2002, « la marche des femmes les unes vers les autres »et, en 2006, une revue de théorisation féministe, Amargi (L’Invité).

La sollicitude à l’égard de celles et ceux que le pouvoir en place désirait expulser des squats, son pacifisme – en 2005 elle publie un essai sur les mobilisations pacifistes en Turquie – ne sont pas ses seuls crimes. Elle en a commis un bien plus grave. En 1997, après avoir obtenu son DEA de sociologie – « recherche menée sur et avec les transexueLEs et les travestiEs » – elle ose faire de dangereux entretiens avec des militants kurdes dans le Sud-est de la Turquie, en France et en Allemagne.

Elle est très vite arrêtée – le 11 juillet 1998. Accusée d’être la « complice d’une organisation terroriste », elle est torturée. Elle ne révèle pas les noms de ses informateurs et le pouvoir lui attribue la responsabilité d’une explosion meurtrière sur le marché aux épices d’Istanbul.

Cependant, reconnue non coupable, elle est libérée en décembre 2000, après deux ans et demi de détention. Mais elle est depuis persécutée par le pouvoir : la Cour suprême ou la Cour de cassation refusent de prendre acte des acquittements successifs prononcés par les tribunaux. Elle est menacée d’une peine de prison à vie, et doit quitter la Turquie.

Elle vit en exil depuis 2009, d’abord en Allemagne – où elle a bénéficié d’une bourse du PEN Club de Turquie, grâce au programme « écrivainEs en exil ». Réfugiée en France depuis 2010, elle a entrepris à Strasbourg une thèse de science politique. Récemment, elle a publié aux éditions iXe Loin de chez moi… mais jusqu’où ?

L’exercice vitale de la liberté

Son éditrice, la merveilleuse et inlassable Oristelle Bonis, explique : Pinar Selek «dit dans ce bref récit la souffrance et l’espoir qui s’attachent à l’exil, et la nécessité vitale de l’exercice de la liberté. […] Loin de chez moi… mais jusqu’où ? dit la douleur de l’exil non choisi et, au-delà, l’espérance et le courage d’une femme libre qui a fait siens ces mots de Virginia Woolf : Mon pays à moi, femme, c’est le monde entier. […]
Tout en nuances poétiques, son récit explore les tensions entre la nostalgie pour là-bas et l’attirance pour l’ailleurs. Il évoque la familiarité rassurante de la langue et des choses avec lesquelles on a grandi, l’audace qui pousse à se risquer toujours plus loin sur les chemins, et le désarroi devant l’inconnu, après l’arrachement brutal aux êtres et aux lieux. La beauté des rencontres, aussi, et le plaisir pris à tisser des liens dans les marges immenses qui se jouent des frontières. »[4]

Ce qui suit reprend l’essentiel, en le complétant, de la note que Didier Epsztajn a consacrée à Loin de chez moi… mais jusqu’où ?

Le collectif de solidarité avec Pinar Selek présente, en introduction, l’auteure et son parcours :

« Féministe, antimilitariste, sociologue, militante infatigable, Pinar Selek est une acrobate qui crée des ponts entre les luttes. »

« Forcée de vivre où elle n’a pas choisi, elle rêve de diriger à nouveau son gouvernail vers chez elle et résiste aux vents qui la poussent au large. »

« Puisque les contes créent un imaginaire riche d’utopies, Pinar Selek aime transmettre des histoires et en inventer d’autres, et en Turquie elle est également connue pour ses talents de conteuse. » Et outre des contes, elle a d’ailleurs publié un premier roman, en turc et en allemand, L’auberge des passants (2011).

L’horizon s’élargit

Loin de chez moi… mais jusqu’où ? interroge ce qu’il en est du chez soi et de l’exil : avant l’arrachement au sol natal, Pinar Selek savait déjà au plus vif d’elle-même que les portes de sa maison « s’ouvraient différemment vers l’intérieur ou vers l’extérieur… Que les murs qui nous tenaient à l’intérieur en laissaient d’autres à l’extérieur », les excluEs en tous genres avec lesquelLEs elle avait tissé les liens les plus soutenants et les moins entravants possibles (p. 20).

Mais c’est bien sûr incommensurable de « glisser hors de ses frontières », en l’ayant décidé, et d’être brutalement arrachéE à sa maison, son tissage d’alliances et d’amitiés (p. 28).

« Je suis souvent tombée.

Je tombais tout le temps. Blessé par endroits, mon corps saignait et parfois il me semblait que j’aller tomber la tête la première et mourir. Mais je m’étais familiarisée avec ces tempêtes, mes amis se tenaient à mon côté et bientôt je hissais de nouveau la voile.

Entre les frontières que je repoussais se créait un endroit ouvert et calme laissant place aux découvertes, aux iracles, aux réunions spontanées et à l’action. Bien sûr je n’étais pas toute seule, mais au travers de ce processus de création collective je décidais moi-même, sur la base de mes propres choix, quelles frontières repousser et jusqu’à quel point. En fonction de mon pouvoir, c’est-à-dire de mes forces, de mes faiblesses, de mes rêves.

Puis soudain je fus arrachée à mon univers. L’Etat, les hommes qui gouvernent mon pays m’accusaient d’être une sorcière.

Où se trouvait-il, le pays des sorcières ? Je l’ignorais. Je me suis retrouvée dans un espace dont je ne connaissais ni la langue ni les réflexes et dont les tempêtes me désorientaient », en proie aux tensions entre le souvenir/corps/émotion – « ma maison était là-bas, loi, elle m’était interdite. […] Ce n’est pas seulement de ma maison que j’ai été séparée, mais aussi de moi-même » – et présent ouvert de rencontres – «bien que cette distance me laisse dans le vide, mon regard porte désormais plus loin et les horizons de mes frontières s’élargissent. Je n’aurais pas appris tout cela si j’étais restée chez moi ». (pp. 25-32)

Pinar Selek développe une remarquable analyse de cet entre deux qu’est l’exil, cette blessure en/de soi. Elle le fait avec une humanité rare et un vrai talent littéraire : « J’ai étiré les frontières de mon espace qui m’apparaissait toujours plus étroit qu’il n’était ».

Son récit se déploie en chaud et froid, chatoyant de mille couleurs, et tissé sur la trame d’une conscience, féministe notamment : « Parce que je suis une femme je ne voulais pas vivre dans une de ces maisons remplies de meubles identiques. je ne voulais pas passer ma vie à regarder la télé et à promener mes enfants dans les parcs. Vivre dans la rue à certaines périodes ou rester éveillée jusqu’au matin en compagnie de sans abri, ici ou là, c’était cohérent avec ma vision de la vie et avec ce que je cherchais dans la philosophie. » (p. 24)

Pinar Selek aimerait pouvoir rentrer en Turquie, afin de prendre soin de l’olivier, de donner à manger à l’amiE qui a faim, d’oeuvrer avec d’autres à la paix et à l’inclusion de touTEs dans un espace commun qui ne se resserre pas à la première étrangeté venue…

Le 22 novembre prochain, une nouvelle audience aura lieu. Le comité de soutien de Pinar Selek appelle à la mobilisation.

Lire la chronique de Sylvie Duverger sur le blog Féministes en tous genres

Lire quelques pages de l’ouvrage sur le site des Éditions iXe

[1] Etienne Copeaux, historien de la Turquie, sa présentation de Pinar Selek est en ligne ici http://www.gitfrance.fr/article-atelier-du-git-conference-debat-de-p-nar-selek-24-fevrier-2012-100151610.html.
[2] Cité par E. Copeaux.
[3] Ibid.
[4] Voir l’entretien réalisé par Emilie Notéris avec l’éditrice féministe O. Bonis, fondatrice des éditions iXe.

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